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Au Kenya, 120 cadavres à la morgue et autant de questions

La morgue de Nairobi déborde de corps. Deux cent quarante-sept cadavres y sont entreposés, soit le triple de sa capacité. Ce faisant, fin août, les autorités locales ont fait part de leur volonté d’enterrer 120 dépouilles non réclamées, et pour la plupart non identifiées, dans une fosse commune. Cette décision suscite l’indignation d’organisations de défense des droits humains, qui dénoncent depuis plusieurs mois la brutalité policière de l’administration du président William Ruto.
La Law society of Kenya (LSK), l’organisation du barreau kényan, a porté plainte contre l’Etat, qu’elle accuse de « pure malveillance afin de dissimuler les atrocités » commises par les forces de sécurité. Elle craint que la police ne cherche à « se débarrasser de ces corps qui pourraient être des victimes de la répression d’Etat ». Depuis l’apparition fin juin du mouvement de contestation contre la loi de finances, la police kényane a tué plus de cinquante manifestants, selon plusieurs organisations de défense des droits humains.
Pour étouffer la gronde, la police kényane a notamment procédé à des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires. Des méthodes que l’on pensait révolues dans un pays souvent présenté comme la plus grande démocratie d’Afrique de l’Est. Des dizaines de blogueurs, avocats et leaders syndicalistes ont été victimes d’enlèvement, souvent nocturnes, par des hommes cagoulés et armés, dans des véhicules sans plaques d’immatriculation. Un mode opératoire attribué aux agences de sécurité. La Commission kényane des droits humains (KHRC) en a dénombré au moins cinquante-trois. Certains n’en sont jamais revenus, à l’instar de Denzel Omondi, un étudiant de 23 ans, dont le cadavre gisait dans une retenue d’eau de la banlieue de Nairobi début juillet, dix jours après sa mystérieuse disparition.
Une note écrite du Comté de Nairobi, publiée le 21 août dans le quotidien local The Standard, liste 120 cadavres dont le gouvernement entend délester sa morgue. La liste présente la date d’admission et la cause du décès, mais 89 dépouilles ne portent aucun nom. Les médecins légistes de la police kényane n’ont pas pratiqué de test ADN.
Cet empressement n’a pas échappé aux avocats kényans de la LSK, qui ont porté un recours devant la Haute Cour de Nairobi. « Alors que les familles continuent leurs recherches depuis les manifestations, les autorités ont de manière surprenante publié cette note […] ne laissant pas un délai suffisant pour identifier ces corps », peut-on lire dans le recours, daté du 27 août. Le collectif d’avocats requiert du temps pour permettre l’identification de ces dépouilles anonymes. « Nous ne savons pas véritablement de qui il s’agit, d’où viennent ces corps et même s’ils sont arrivés récemment », juge Faith Odhiambo, présidente de la LSK, selon qui cette annonce intervient « dans un climat de suspicion généralisé ».
Et d’ajouter : « Suite aux disparitions liées aux manifestations, de nombreux cadavres restent non identifiés. Pis, certains corps de victimes des violences policières étaient enregistrés à la morgue sous des motifs fallacieux. Par exemple, un corps présentant des blessures par balle était enregistré comme une victime d’un accident de la route. »
Au Kenya, le processus d’autopsie médico-légale se déroule entièrement sous le contrôle d’officiers de police. « Cela crée une situation où la police est à la fois responsable des violences contre les manifestants, mais aussi de l’enquête et des autopsies, déclare Irungu Houghton, le directeur d’Amnesty International au Kenya. C’est plus qu’une contradiction, c’est un conflit d’intérêts. »
La défiance envers les autorités kényanes est renforcée par l’attitude du président William Ruto, qui fait la sourde oreille devant l’étendue des enlèvements forcés révélés par la presse. « Je n’ai pas le nom d’une seule personne qui a disparu ! » jurait-il, le 29 août. « C’est un pur mensonge », a réagi la KHRC. Une liste lui a ensuite été transmise par des acteurs de la société civile.
Le 3 septembre, le directeur général par intérim de la police, Gilbert Masengeli, était convoqué devant la Haute cour dans une nouvelle affaire d’enlèvement, concernant trois opposants. Les trois hommes ont disparu le 19 août, à Kitengela, dans la banlieue de la capitale, au lendemain de l’organisation d’une manifestation. Un modus operandi devenu courant dans le Kenya de William Ruto.
« Nous avons besoin de réformer nos forces de police, et de rendre les processus d’enquête et d’autopsies impartiaux », recommande Irungu Houghton d’Amnesty International. En effet, les forces de l’ordre kényanes ont été accusées d’inaction voire de complicité dans plusieurs affaires, forçant le directeur général de la police à démissionner en juillet. « Nous devons mettre fin à ces pratiques qui découlent plus de la lutte antiterroriste que de la police », exige-t-il.
Les affaires macabres se succèdent au Kenya. En 2022, plus de 40 corps ont été repêchés dans la rivière Yala, dans l’ouest du pays, sans que leur identité ne soit depuis établie. En avril 2023, près de 500 cadavres de membres d’une secte évangéliste ont été exhumés de la forêt de Shakahola, dans l’est. En juillet, un tueur en série présumé, accusé d’avoir tué 42 femmes dans la capitale, a été arrêté – il s’est depuis évadé.
Noé Hochet-Bodin
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